Je m'agite. Tremble. Transpire. Encore un cauchemar. Je finis par m'éveiller, tremblante de toute part. Je me dresse sur mes pattes instantanément. Quelle heur est-t-il ? Le soleil n'est même pas encore levé. Après quelques minutes, je réussi à stabiliser mon cœur et mon souffle. Ma fourrure revient sur mon dos, mon hyperventilation cesse, mes yeux se balancent de part et d'autre de la tanière sombre et oppressante. Il n'y a rien. Pas une ombre. Pas le moindre mouvement. Je n'arrive cependant pas à me ré assoupir. Je tourne mon petit corps aux muscles tendus à se rompre vers mon mentor. Torrent des Esprits dort profondément. J'en déduit que je n'ai pas fait de bruit. Mais après tout, il doit être habitué à mes cauchemars incessants maintenant... Je me roule en boule contre le chat et tente de me rendormir, espérant que sa présence chaleureuse m’empêche une nouvelle terreur nocturne. 

Je sombre lentement dans le sommeil. Un sommeil sans rêve, sans voix, sans étoiles. Je commence à avoir l'impression que le chat à mes côtés c'est comme... Évaporé. Je bouge, essaye de sentir sa présence près de moi. Mais rien ne se passe. Je suis complètement seule. Mon cœur s'accélère. J'essaye de me laisser aller aux bras du clan des étoiles. Dites... Pourquoi j'ai.. Tant de mal à dormir ? Pourquoi je suis comme ça ? C'est parce que mon père était guérisseur ? De colère contre lui vous avez décider de me punir moi ? C'est étrange. Je m'attendais presque à recevoir un rêve de nos ancêtres. Un rêve qui se vaudrait rassurant, comme quand mon défunt père, Mousse du Secret, venait me voir le soir, avant que je ne devienne la petite apprentie guérisseuse que je suis aujourd'hui. Je le revois parfois. Je sais qu'il est fière de moi. Je préfère ne pas en parler à Torrent des Esprits, j'ai peur qu'il ne me croit plus digne d'être une apprentie guérisseuse. J'ai aussi l’appréhension que Embrasement des Flocons le sache, il me dirait que je suis stupide de parler à un chat décédé. Il a beaucoup de tact. Même si ça peut blesser, il s'exprime malgré tout. Il prend même un plaisir presque pervers à regarder son interlocuteur être piqué au vif. (ça serait stupide de parler de "jouer le personnage d'un autre sans son contentement" pour le coup lel)

Soudain. Une sensation me compresse le cœur. Au sens littéral. Ça m'écrase les poumons tant c'est intense. Éveillée en sursaut, je sens toujours l'ombre sur mon dos, elle m’effleure lentement et murmure au creux de mon oreille. Bonjour Nuage des Rivières. Il faut qu'on parle ma petite. 

Oh nonnononononon TAIS TOI ! Ne pus-je m'empêcher de penser. En sentant l'étreinte de l'ombre féline se resserrer lentement contre ma colonne vertébrale, je détale à toute vitesse. Ventre à terre, je sors de la tanière en un éclaire, terrifiée. 

Il dormait. Il avait l’air paisible, avec sa fourrure tigrée parfaitement collée contre son pelage. Mais les battements de son coeur étaient rapides. D’ailleurs, le doux soulèvement de sa cage thoracique ne le montrait pas. Mais Torrent des Esprits était encore une fois anxieux. Le poids du clan entier qui résidait sur ses épaules l’alourdissait. Et s’il faisait un faux pas ? Et si l’apprentissage de sa novice n’aboutirait à rien ? Et si son mentor s’était lui-même trompé en le choisissant ? Il avait peur de ne plus savoir qui il était. Pire encore, il n’avait plus confiance en sa propre personne. Et si .... Il avait faux ? Le guérisseur n’aimait pas avoir faux, mais plus le temps passait, plus l’impression de s’être trompé sur lui-même montait. Il était beau, ce membre si important du clan. Il ne savait même plus où il en était. Sa novice n’allait pas bien, il le voyait. Il ne lui avait pas demandé. Pas demandé quels étaient ces cauchemars qui la surprenaient la nuit. Il n’en avait pas parlé. Pourquoi ? Il ne savait pas. Apprenti, il avait toujours eu l’idée qu’un guérisseur était respecté de tous et n’avait aucun problème. Et c’était pour cela qu’il avait choisi cette voie. Pourtant, il avait faux. Les soucis ne cesseraient jamais d’arriver.

Il devait être fatigué cette nuit, il n’avait pas entendu son apprentie. Suis-je vraiment fatigué ? Il avait dormi paisiblement, probablement épuisé de la journée précédente. Paisiblement ? Je n’en sais rien. Il devait l’avoir entendue détaler, sinon il ne se serait pas réveillé. Ou peut-être avais-je déjà mes deux yeux sur elle, le coeur serré en la voyant et en ne pouvant rien faire sur ses maux nocturnes. En tout cas, la petite boule de poils à ses côtés avait disparue. Et un soupir incontrôlé avait été soufflé par le matou tigré. Il s’était levé avec une grimace en sentant ses muscles crisser sous l’effort, puis il s’était avancé au seuil de la tanière, les yeux plissés. Il scrutait calmement l’apprentie qui semblait terrifiée, la gorge nouée. Sans s’approcher, il avait laissé sa voix neutre résonner à voix basse.

“Je sais qu’il y a quelque chose qui te fait cet effet, et c’est pas bon pour ton apprentissage. C’est pas bon pour toi. Bien que tout le monde ait ses secrets, il est bon de les dévoiler à une oreille discrète pour s’en soulager. Tu peux m’en parler si tu le veux, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider.”

Ah, il le savait, il savait que son pouvoir était limité. Il croyait qu’en devenant guérisseur, il serait capable de faire bien des choses. Mais ici, il restait impuissant.

... Am I wrong ?

Torrent des Esprits avait peur. Réellement. Qu'est-ce qui pouvait troubler son apprentie à un tel point ? Il avait besoin d'elle. Le clan avait besoin d'elle. Ce n'était pas le moment pour flancher. Ce ne serait jamais le moment, de toute façon. En tant que guérisseur, Torrent des Esprits devrait être capable de résoudre tous les problèmes. La plupart. Non, peu d'entre eux. Ses griffes se plantèrent un peu plus dans la terre qui se trouvait sous ses coussinets. Elle était légèrement humide, dû à la nuit qui se déroulait. Quelques gouttes de rosée, déposées ci et là sur les minéraux, pour donner à quelques uns une texture désagréable selon le matou gris.

"Tu ne comprends pas". Oh, combien de fois le lui avait-on dit. "Mais tu ne comprends pas, tu es bien trop nul pour jouer avec nous", lui avaient-ils dit lors de son enfance. "Mais tu ne comprends pas, tu es trop étrange pour que l'on te parle", lui avaient-ils répété sans cesse. "Mais tu ne comprends pas, la voie des guérisseurs ne t'apportera rien si ce n'est plus d'ennuis que tu n'en as déjà", lui avait-on chuchoté à l'oreille. Il ne comprendrait décidément jamais, c'était donc ça. Ses yeux se plissèrent alors qu'il observait sa novice. Nuage des Rivières avait du potentiel, beaucoup de potentiel. Il le sentait, comme son mentor l'avait apparemment senti pour lui. Tout résidait dans le "apparemment".

Cette question qu'elle lui avait posé. C'était terrible, il ne savait pas quoi répondre. Que pouvait-il dire ? Il voyait devant lui son apprentie se décharner, perdre la raison. Il ne savait pas diagnostiquer ce cas-là. Il n'y arrivait pas. Pour une énième fois, il ne savait plus. La situation lui échappait, tout lui échappait. Les herbes ne pourraient pas le sauver. Et le Clan des Etoiles, le Clan des Etoiles ne lui était pas apparu en rêve depuis un bout de temps. Pour être exact, c'était depuis que son mentor l'avait emmené à la Pierre de Lune pour le faire guérisseur à son tour. C'avait été la première et dernière fois qu'il les avait vu. C'était une belle avance, il ne servait à rien. Enfin, ce n'était pas comme s'il avait déjà servi à quelque chose auparavant.

"E-Et bien, je pense que, peut-êtr- Non. Je ... Je ne sais pas. Je suis désolé ..."

Je ne suis peut-être pas celui que tu crois, tu sais. La peine et les regrets baignaient dans les pupilles métalliques du guérisseur, dont la tête se baissait honteusement. Il ne détenait pas la réponse. Il ne savait pas. Ne savait plus. Et plus il se creusait les méninges pour tenter d'assembler la solution à ses problèmes, plus les questions ne cessaient d'affluer. Et les remarques. Mauvais guérisseur, tu es un mauvais guérisseur. Ne pas savoir comment guérir sa propre apprentie, quand même ...

"Ecoute, peut-être que l'anxiété te joue des tours. Je suis aussi passé par cette phase. Si tu as du mal à t'endormir, tu peux toujours prendre un peu de camomille pour t'apaiser ... Mais ce que tu as, ce que tu as, je ne sais pas. Aucune maladie ne correspond, aucune de mes connaissances ne correspond. Il n'y a aucun trouble que je puisse connaître qui pourrait être ce dont tu souffres. Je vais ... Essayer de chercher, de trouver quelque chose, une solution, je vais tenter de t'aider, c'est promis."

Comment l'aider alors qu'il ne savait pas quel était le réel problème ?

Torrent des Esprits continuait de l'observer d'une oeillade brouillonne et compatissante ; il la fixait de ses pupilles, bariolées, comme sa vie. Il avait mal, mais il ne bronchait pas. Les doux coups de tête de son apprentie sur son poitrail le rendait coupable. Coupable d'être vivant et d'avoir en son sein la capacité de causer du mal et de l'inquiètude aux autres. Coupable d'être témoin d'une vie cruelle. Coupable d'être victime d'un sort pathétique et sadique. L'anaphore de sa culpabilité ne le rendait que plus nauséeux, que plus envieux de s'enfuir. Son coeur battait lentement. Il était las de tout, comme son maître.

Pulsation.

Torrent des Esprits poussait un soupir.

Pulsation.

Ses yeux restaient ouverts, fatigués.

Pulsation.

Il compatissait silencieusement.

Pulsation.

Il la remerciait sans rien prononcer.

Pulsation.

Il se raccrochait à elle comme l'algue à l'épave.

Pulsation.

Il avait toujours été seul, en effet.

Pulsation.

Sa sensibilité le touchait profondément.

Pulsation.

<< Nuage des Rivières, je ne sais pas ce que je ferai si j'étais seul chaque matin façe à ma destinée, sans rien ni personne à qui me raccrocher. Tu es une personne bien, tu iras loin crois-moi. >>

Pulsation.

<< Merci à toi. >>

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Changer de sujet, échapper à cette conversation, au désespoir exposé des deux âmes mises à nu de leur carapace.

L'apprentie se détacha du mentor, celui-ci l'écouta. Ils commencaient à manquer d'herbes. Qu'ils aillent donc chercher quelques plantes utiles pour soigner quelques maux le temps venu de l'hiver. Torrent des Esprits hocha la tête doucement, gardant son expression fermée et dure, comme les rocs qui encadraient certaines parties de la lande du territoire des Venteux. Clignement d'yeux.

<< Bien, bonne observation. Nous ferions mieux d'aller chercher un peu de camomille, ce sera utile pour les fièvres qui s'anoncent et pour apaiser les probables pertes. >>

Chuchotement à peine audible sur la fin de la phrase. Peut-être parce que cela fait mal d'en parler, comme toute autre forme de souffrance. Nouveau clignement d'yeux.

<< Allons-y maintenant dans ce cas, nous sommes tous deux éveillés et rester sans bouger en plein milieu du camp n'aidera pas. >>

Seul ?
Je me demande ce qu'est que "d'être seul". Elle lance un regard interrogateur à son interlocuteur.
- Quand on est seul, on a personne. On est tout seul et malheureux. Mais moi, je suis là. Non ? Demandais-je en

- Et si je fais tout ce que tu me dis, des pertes, on en aura pas. Si le clan des étoiles décident de nous enlever des guerriers, ce n'est pas pour rien. Miaulais-je en trottinant vers la sortie du camps, suivant mon mentor hors de la fine clairière baignée par la lumière du claire de lune.

J'accélère, de peur de perdre de vue Torrent des Esprits. Il y a une raison à chaque perte de guerrier. Alors, pourquoi ils m'ont enlevé et Mousse et Secret et Douce Huile ? Me demandais-je. Je regarde mon mentor du coin de l'œil, j'aimerais le lui demander. Mais après tout, si on m'a enlevé mes parents et laissée en permanente compagnie de ses choses dans ma tête, c'est pour me punir. Mais qu'ai-je fais de mal ? Est-ce vraiment cruel dans les clans que d'être ainsi torturée ?

- Torrent des Esprits attend moi ! M'époumonais-je en courant ventre à terre. Il se détourne de l'odeur de camomille. Le plan que je voyais au loin a disparu. Réduit à simple point entre les hautes herbes. Courbée pour ne pas se briser à nouveau.

Se briser comme du verre. Je l'ai déjà entendu. Quand il y a du vent, elles se mettent à crier. Ca leur fait mal, comme si on leur arrachait la peau. Je vois un courant électrique scintiller sur le squelette des plantes, quand elles ont mal. Puis ça disparaît. Elles sont mortes. Avant de revenir, encore une fois. Et subir à nouveau le même triste sort.

J'accélère encore, hors d'halène. Un arbre tend ses branches vers moi, je dévie ma trajectoire sur un parfait angle de vingt degrés. Un quasi demi-tours. L'arbre ne m'a pas attrapée.

Je me fige et lève la truffe. L'odeur de Torrent des Esprits est comme un écho, mais plus présente d'un côté. Je suis ce côté. J'entraperçois sa forme vague et trouble. Je me jette à toutes vitesses. Mais me stoppe instantanément.


Il y a deux Torrent des Esprits...


Lequel dois-je suivre ?


L'un marche vers des ténèbres sans fond, au milieu des hautes herbes. Elles semblent l'avaler. Elles veulent me le prendre et ne jamais me le rendre.

Quatre croches, quatre croches, quatre croches.

L'autre marche lentement, de sa démarche lourde et meurtrie vers une forêt de ronces. Elles tapissent le sol. Habile, il évite chacune des épines et passe gracieusement.


Ne m'abandonne pas. Reviens. Pitié, rendez le moi.

Forte

Lequel est le bon ? Lequel dois-je suivre ?

Fortissimo

J'ai peur dans le noir. Je n'aime pas être seule. Mais je ne veux pas qu'on me prenne un être cher. Je suis le Torrent des Esprits qui s'enfonce dans le noir.

Mezzoforte

Quel égoïsme.
Pourquoi suis-je égoïste ?
Tu ne penses qu'à toi.

Piano

Est-ce que tu penses vraiment que c'est en demandant à qui que ce soit de t'aider que tu seras en paix.
J'ai mal à la tête...
Penses-tu que tu seras moins pathétique ? A côté d'un guérisseur, fort et dévoué envers son camps ? Contrairement à toi.
Je suis loyale !
Et tu te poses des questions sur le pourquoi du comment, nos vénérés ancêtres te punissent ?
Mais-
Egoïste. Petite Rivière.
Je sui-
Tu es toujours un chaton.
No-
Sans défenses.
Tais-t-
Pitoyable.

Ca ne sert à rien.


You liar.
You have to flee.
You flee all you're life.
Sad and hurtful life.

Can you hear me ?

...

Deux croches, deux croches.

RiverPaw ?


I can't touching ya.
Thats not normal.
A dark dream attack you.

But you don't react.

The fall is hurtfull.
You try to scream for help.
Nothing happens.
You try to move your body.
Nothing happens.
You try to cry for hear any presence with ya.
Nothing happens.

Il était réellement seul, mais aux autres, cela ne paraissait pas être un problème ; il était tout le temps seul.

« Quand on est seul, on a personne. On est tout seul et malheureux. Mais moi, je suis là. Non ? »

Torrent des Esprits cligna des yeux doucement. Elle était peut-être un peu trop naïve. Bien sûr, sa compagnie lui faisait du bien, bien sûr, il appréciait qu’elle lui parle, cela effaçait un peu sa solitude. Il lui en était reconnaissant. Mais ce ne serait probablement jamais assez. Personne ne pouvait gommer les traits d’une vie pleine de tristesse et de douleur en quelques lunes. Mais il hocha la tête légèrement à la remarque de son apprentie, et chuchota :

« Oui, tu es là, et tu m’apportes un peu de réconfort chaque jour par ta présence. »

Il se radoucit entièrement, ses yeux se déridèrent, s’ouvrant plus largement au lieu de rester plissés. Il écouta la suite des paroles de son apprentie, qui lui indiquait quelque chose – une chose qui le rendait trop nostalgique à son goût. « Si je fais tout ce que tu me dis, des pertes, on en aura pas. » Malheureusement, il avait bien dit la même chose à son ancien mentor, et des pertes, il y en avait eu. Soit il était complètement incompétent, soit… Il ne savait pas. « Si le clan des étoiles décide de nous enlever des guerriers, ce n’est pas pour rien. » Mais il semblait que même le Clan des Étoiles ne pouvait rien faire pour les défunts. C’était un destin, qui ne pouvait hélas pas être changé.

≈

Torrent des Esprits partait tout devant, à la recherche de camomille qui était bien trop importante et signifiante à ses yeux, pour qu’ils puissent s’en passer. Les phrases de Nuage des Rivières ne cessaient de tourner en boucle. Devrait-il lui dire ? Lui dire que ce n’est pas la faute de leurs ancêtres, mais belle et bien celle du destin ? Un raison à chaque perte, c’était comme s’il n’y en avait pas, comme s’ils mouraient en vain sans rien à la clé – il n’y avait de toute façon rien à la clé.

« Torrent des Esprits attend moi ! »

Le matou gris se détourna du plant qu’il reniflait et de l’odeur enivrante de la camomille qui lui montait à la truffe, pour observer la petite novice qui se dépêchait de le rejoindre. Elle courrait, virevoltait, esquivait les obstacles naturels qui jonchaient le chemin. Comme les brins d’herbe de la Lande qui dansaient au gré du vent, agitant leur pointe verdoyante sous le soleil brillant. Il resta un instant, songeur, et ne remarquait qu’à moitié l’apprentie-guérisseuse qui le suivait en haletant. Lui, marchait gracieusement autour des épines, évitait le roncier qui se trouvait à sa droite, continuait son chemin de son expression maussade habituelle.

Ce n’était qu’après qu’il l’avait aperçue. Il ne savait pas ce qu’il devait faire, là, face à cette jeune féline perdue, affolée, qui tombait à chaque seconde qui passait. Hurler ? Réconforter ? Il ne savait plus quelle carte – mais aussi quelle émotion – jouer et arborer. Il gardait son éternelle composition, celle d’un être torturé par une vie impitoyable, celle d’un être qui ne cesserait de vivre malgré la lassitude qu’il pouvait éprouver.

« Nuage des Rivières. »

Il laissa un temps passer.

« Nuage des Rivières, écoute-moi. »

L’autre temps qui espaçait ses paroles semblait plus long ici.

« Nuage des Rivières, reprends-toi. »

Il s’approcha d’elle, et passa sa queue sur son corps transi par ce qu’elle pouvait imaginer en cet instant.

« Nuage des Rivières, ce n’est pas la réalité. Peu importe ce que tu peux voir, peu importe ce que tu imagines, peu importe ce que tu entends ; ce n’est pas la réalité. »

Il marmonna en aparté quelque chose qu’il voulait inaudible.

« Merde, lâche-moi pas ici. »

Les gros mots ne sont pas bien, certes. Mais pourquoi les appelle-t’on les « gros mots » ? Peut-être parce qu’ils ont un impact plus gros que celui que l’on peut imaginer. Peut-être que cet impact permet de faire prendre conscience à l’utilisateur ou à l’interlocuteur – qui sait…

« Hey, Nuage des Rivières. »

Il voulait tellement la soigner comme il pouvait soigner n’importe quel félin – avec des plantes aigres et dégoûtantes. Mais la seule chose qu’il savait à propos de son maux, c’était que ce n’était pas curable médicalement parlant. Enfin, non, il savait autre chose. Même si ce moyen ne la sauverait pas d’elle-même forcément, cela ne pouvait que lui faire du bien. Je suis là sonnait comme une phrase magique.

« Je suis là. »

Alors, il lui disait, lui disait qu’il était là de toute façon. Ce ne serait pas demain la veille qu’il partirait. Il avait encore une longue route à faire avant de lâcher le monde entier. Son devoir le voulait à son poste à tout moment, il n’avait pas le droit de partir.

I’ll be there, no matter what.

« Nuage des Rivières. »

« Nuage des Rivières, ce n’est pas la réalité. Peu importe ce que tu peux voir, peu importe ce que tu imagines, peu importe ce que tu entends ; ce n’est pas la réalité. »

Le matou sentit la tristesse lui serrer le coeur. Il voulait lui hurler qu'il était là, qu'elle irait bien, que tout passerait, que tout irait bien. Sauf que comment le lui dire alors que lui-même n'y croyait pas ? Torrent des Esprits avait, pour la première fois depuis longtemps, une soudaine envie de laisser ses émotions consumer le mur qu'il était devenu. Ses yeux se plissèrent en deux fentes distinctes. Deux pupilles brouillées par un voile clair, un brouillard humide. Il aurait tellement voulu l'aider... Le guérisseur déglutit violemment. Il ne pouvait rien faire. Il aurait tellement voulu l'aider et il ne pouvait rien faire, à part regarder la folie les détruire tous les deux. Le coeur au bord des lèvres, Torrent des Esprits détourna le regard. Comment pouvait-il espérer faire un bon mentor et un bon guérisseur alrors qu'il n'avait jamais été un bon conseiller pour lui-même, et qu'il n'avait jamais réussi à recoudre ses propres plaies ?

La tête basse, il aurait voulu disparaître. Il était bien piètre. Quand il était jeune, on le lui avait dit, qu'il n'arriverait jamais à résoudre ses problèmes et à atteindre ses buts. On lui avait dit qu'il était et resterait inutile. On lui avait dit qu'il pourrait mourir, personne ne viendrait le pleurer de leur plein gré. On lui avait dit qu'il échouerait, on avait ricané lorsqu'il échouait. On avait craché à sa réussite lorsque celle-ci lui avait ouvert les bras. On l'avait méprisé. Insulté. Harcelé. On avait inculcé des pensées sombres dans son crâne pour le faire craquer. On avait testé ses limites. On l'avait fait pleurer. On avait souhaité qu'il meurre. On lui avait dit... On lui avait fait... On le lui avait dit...

L'aide qu'on lui avait donné, l'avait rendu un peu plus heureux. Puis il s'était rendu compte qu'il était faible. Qu'il n'arriverait jamais à rien. Qu'il ne saurait jamais rien faire seul. Qu'il ne serait jamais rien. Puis il avait mal. Mais c'était juste une option : on s'en fichait bien.

Il effleurait le Clan des Etoiles du bout de la truffe, il était si proche et pourtant si loin. Il était perdu dans le paysage qui défilait à toute allure, qui tournait autour de lui si vite qu'il ne le suivait plus. Il voyait la violence tous les jours, la puissance dévastatrice, les ténébres de ses yeux gris. Il aurait voulu être aveugle. Déjà, quand il était jeune, il avait voulu être aveugle pour ne plus les voir, sourd pour ne plus les entendre. Il avait voulu mourir. Et là, il aurait aussi voulu mourir.

« Tu es égoïste avec toi-même, tu ne crois pas ? chuchota Torrent des Esprits en arrêtant son apprentie dans sa course. Tu crois que partir va te vider la tête de tous tes problèmes ? Tu crois que c'est en essayant de briser la routine que l'on va réussir à arriver à quelque chose de bénéfique ? Justement, tu crois qu'il y a quelque chose de bénéfique lorsque tu pars en courant ? Tu crois que tout va s'arranger en t'enfuyant ? Libre à toi. (Il prit une inspiration et leva ses yeux vides vers la novice.) Personnellement, je ne sais pas si j'y crois. Je ne sais plus si je crois à beaucoup de choses ou à peu, si j'en crois à plus que deux. Nous sommes enfermés, à l'intérieur de nous-mêmes. On parle à notre reflet, et on espére parler à autre chose qu'un mur intérieurement. Tu n'aimerais pas crier à auter chose qu'une surface plane et sans vie ? Je suis une surface plane et sans vie. Si tu veux nous qualifier de mortellement vivant, nous le sommes bien au fond. J'ai perdu ma confiance, je ne veux pas perdre ma croyance. Mais tu sais, si je dois désigner une personne en qui j'ai foi, ce serait toi. »

Torrent des Esprits croyait en elle. Réellement. Il ne pouvait pas laisser tomber un esprit brisé si tôt. Il se devait de l’aider, même s’il ne savait pas comment agir. Observant son apprentie, il se dit qu’il avait été comme elle lors de sa jeunesse. Avec des voix à l’extérieur, et non pas à l’intérieur, certes, mais un peu comme elle. Sauf que personne n’avait été là, et il ne voulait pas que Nuage des Rivières fasse la même erreur que lui. C’était fatal et cruel, il ne fallait pas qu’elle tombe alors qu’elle avait des chances de pouvoir se redresser. Son regard brillait, mais Torrent des Esprits savait très bien ce qu’il se cachait derrière.

« Tout ira bien. Torrent des Esprits » miaula-t-elle.

Oui, tout irait bien. Peut-être. Le temps continuera de tourner, et un mal de crâne s’en suivra. Une vague de chagrin vint engloutir l’esprit du matou, alors qu’il regardait son apprentie couper la camomille précautionneusement.

Il la suivit jusqu’au camp. Il la regarda avancer vite. Lui, lorsqu’il était jeune, préférait rester en dehors que dans le camp. Car dans celui-ci, il vivait l’horreur. Alors il allait se réfugier parmi les plantes et dans l’odeur de l’herbe coupée de la Lande. La nature l’avait toujours réconforté, lui avait toujours dit que tout irait bien. Alors Torrent des Esprits essayait de faire ce soutien pour Nuage des Rivières.

Lorsqu’il croisait son regard, deux souffrances s’entrechoquaient. Ô, qu’ils souffraient. Et s’exprimer était de plus en plus difficile. Un panache de fumée sortit de la truffe du matou, et vint emplir l’air de son blanc immaculé. Le froid était coupé par la chaleur d’une vie morte. Oxymore, encore un. Intérieurement, les mots se mélangeaient tous ; les effets n’en étaient que plus nombreux de toute façon.

La noiraude accélérait le pas. Son mentor la suivait toujours. Ils se dirigeaient vers le camp. Et le nœud qui était toujours formé dans la gorge du tigré ne voulait pas se desserrer, même un peu. Ils étaient là l’un pour l’autre, et pourtant, ça faisait toujours aussi mal. Il aurait bien aimé que ça fasse moins mal. Qu’ils puissent juste effleurer le bonheur. Juste un petit peu. Pour voir comment ça faisait, d’être heureux et d’en rire, de sourire alors que le vent souffle, puis de parler d’un sujet joyeux et de se coucher sereinement. Il aurait bien aimé. Il serait rentré dans la normalité, comme tout le monde, et tout irait bien. Il prévoirait le futur, servirait correctement son Clan, ne se poserait pas milles et unes questions. Tout irait bien.

Torrent des Esprits et Nuage des Rivières arrivèrent silencieusement au camp. Le matou s’en souvenait encore, de l’angoisse qui le frappait à chaque pas dans l’enceinte, lorsqu’il n’était qu’apprenti. Il s’en souvenait malheureusement trop bien. De tous les regards, de toutes les paroles, de toutes les bouches qui se mouvaient et de tous les crocs qui se dévoilaient. Il pouvait encore sentir les regards sur lui.

Arrivé devant la tanière, le matou tigré lâcha la camomille à ses pattes, et étira ses pattes courbaturées. Il jeta un bref coup d’œil à sa novice, et s’éclaircit la gorge.

« Bien. Je te propose que l’on range nos remèdes de manière à ne pas nous emmêler. Puis nous ferons probablement une pause vers midi, pour enchaîner cet après-midi sur un peu de théorie et de questionnement. Tout ça sur le sujet de la progression d’un malade, mentalement et physiquement. Quelque chose d’assez simple à l’extérieur, mais de profond quand on s’y attarde. Je ne t’en dis pas plus, mettons-nous au travail, d’accord ? » lui dit-il avant de se tourner vers l’entrée de leur repère.